Le crédit carbone : illusion verte ou véritable solution ?

Le crédit carbone : illusion verte ou véritable solution ?

Le crédit carbone est depuis plusieurs années au centre des débats quant à son utilité pour réduire l’empreinte carbone des entreprises. D’abord présenté comme un mécanisme vertueux au service des stratégies Net Zéro, il a fait l’objet d’abus et de dérives qui ont remis en question son usage par les entreprises. Comment fonctionne-t-il ? Est-il encore un outil viable dans une stratégie de décarbonation ? Peut-il être exclusif ?

Matthieu Duault

Matthieu Duault

Climate Copywriter

Mise à jour :
7/12/2023
Publication :
8/9/2023

Toute entreprise ayant mené des réflexions sur son impact environnemental s’est déjà intéressée au mécanisme des Crédits Carbone.

Au centre de l’attention depuis déjà plusieurs années, le marché du carbone a, à plusieurs reprises, été éclaboussé par des scandales, tant du côté de la demande (accusations de Greenwashing, incitation à polluer davantage) que de l’offre (projets non viables, critères de certification trop faibles). L’impact positif de certains crédits carbone, pourtant certifiés, a même été remis en question. C’est le cas notamment des crédits carbone Verra REDD+.

Le crédit carbone reste pourtant l’un des piliers du Net Zero, visant à atteindre une neutralité carbone à l’échelle mondiale et porté par des acteurs reconnus comme le SBTi et la Net Zero Initiative. Il est donc difficile aujourd’hui de s’y retrouver parmi l’ensemble de ces informations.

Comment fonctionne réellement le crédit carbone ? Est-il encore un outil viable dans une stratégie de décarbonation ? Peut-il être exclusif ?

Le Crédit Carbone, qu’est-ce que c’est ?

Le crédit carbone est un document numérique attestant qu’une entreprise ou un porteur de projet a réduit ou séquestré l’équivalent d’une tonne de CO2. Il est délivré par des organismes certificateurs qui suivent une méthodologie prenant généralement en compte 5 critères qui ont été réaffirmés par la France dans sa loi Climat et Résilience de 2021 :

  • l’additionnalité : la garantie que les réductions d’émission de gaz ou projets de compensation sont “additionnelles” à celles qui se produiraient dans des circonstances futures, c’est-à-dire complémentaires au “scénario de base” (ex : préserver une forêt qui, sans le projet de préservation mis en œuvre, devait être rasée)
  • la mesurabilité : la quantité de CO2 évitée ou séquestrée doit être mesurable selon une méthodologie stricte
  • la vérifiabilité : être en mesure de vérifier et quantifier chaque année l'évitement ou la séquestration effective des tonnes de CO2 vendues sous forme de crédits carbone. Cette vérification doit être réalisée par un tiers indépendant.
  • la permanence : les émissions de GES doivent être séquestrées, réduites ou évitées de manière permanente ou sur une durée suffisamment longue pour compenser de manière efficace le carbone généré en amont
  • l’unicité : la garantie que le crédit carbone certifié est unique pour éviter une double comptabilité des crédits sur un même projet.

La compensation carbone volontaire permet aux entreprises, en parallèle du marché de quotas carbone mis en place par le protocole de Kyoto, d’investir dans des projets de séquestration carbone et ainsi réduire, tout du moins sur le papier, le bilan carbone lié à leur activité.

Néanmoins, le fonctionnement de ces crédits a été sujet à des dérives et leur fiabilité est aujourd’hui remise en question.

Un usage polémique

De plus en plus d’entreprises proposent des produits ou des services “neutres en carbone”. Pour comprendre comment elles arrivent à cette conclusion, il est important de revenir sur les différents leviers dont disposent les entreprises pour atteindre leurs objectifs affichés de neutralité carbone. Elles peuvent :

  • éviter d’émettre du carbone, en modifiant tout ou partie de leur activité ou mode de production
  • réduire leurs émissions de carbone sur certains scopes
  • compenser leurs émissions en investissant dans des projets permettant de séquestrer du CO2
Les 3 piliers de la contribution carbone - Net Zero Initiative

Si les efforts sont menés sur chacun de ces leviers, c’est inévitablement celui de la compensation qui a aujourd’hui le plus de succès avec une véritable explosion du nombre de projets de préservation de forêts ou de plantations d’arbres, notamment dans les pays en développement.

Une étude du Columbia Center on Sustainable Development affirme que 66% des entreprises les plus polluantes au monde s’appuient très majoritairement sur les crédits carbone pour répondre à leurs objectifs carbone.

La solution peut en effet sembler simple. Une entreprise dans l’incapacité de réduire ses émissions de gaz à l’instant T dispose de la possibilité de les compenser en achetant des crédits carbone à des sociétés investissant dans des projets de stockage carbone. Les émissions de carbone restent donc, en théorie, à l’équilibre.

Mais est-ce viable à long terme ? N’est-ce pas finalement une fuite en avant qui grève les investissements dans des changements structurels de leurs modes de production ou de leur modèle d’affaires ?

Des questionnements sur la viabilité des projets

Depuis les 2 dernières années, plusieurs instituts de recherche et médias se sont penchés sur les projets mis en œuvre par les entreprises vendant des crédits carbone ainsi que sur les organismes tiers chargés de certifier ces crédits.

Les recherches menées ont soulevé plusieurs problèmes qui pourraient remettre en question la viabilité des projets et leur impact réel sur la séquestration du carbone.

Des audits et contrôles a minima

La multiplication des projets et leur ampleur rendent difficile un contrôle efficace de leur déroulé sur le long terme. Ainsi, les journalistes de l’émission Cash Investigation ont relevé que dans le cadre d’un projet de préservation et de plantation d’arbres au Pérou, sur 3 810 parcelles, seules 0,23% d’entre elles ont été contrôlées par les organismes de certification lors de leur dernier audit.

Il n’y a, à ce jour, pas de moyens suffisants pour s’assurer que le projet a été bien mis en œuvre et continue d’être viable dans le temps.Les critères de vérifiabilité et de permanence sont donc mis à mal.

Une surestimation des risques

Si l’on se penche cette fois sur le critère d'additionnalité, il a été relevé que certains porteurs de projets avaient tendance à surestimer les risques pesant sur l’objet de leurs projets.

Comme nous le disions, préserver une forêt existante permet de générer des crédits carbone. Néanmoins, encore faut-il attester que cette forêt est réellement menacée par l’exploitation humaine, les risques naturels etc…

Le média Follow the Money atteste par exemple que les études menées en amont du lancement du projet Kariba au Zimbabwe tendaient à surestimer les risques qui pesaient sur les parcelles boisées, permettant ainsi de générer davantage de crédits carbone.

De la même manière, une étude menée sur les projets de champs d’éoliennes en Inde a démontré que 52% des projets certifiés pour émettre des crédits carbone auraient dans tous les cas été réalisés, avec ou sans contribution des porteurs de projets. Les crédits carbone peuvent-ils, dans ce contexte, être considérés comme légitimes ?

Une suspicion de conflits d’intérêts

Enfin, les organismes tiers certificateurs sont rémunérés en fonction du nombre de crédits carbone certifiés par leurs soins ce qui peut amener à se poser des questions quant à leurs critères d’évaluation et leur objectivité dans le processus de certification.

Un outil de mesure devenu slogan

La course au crédit carbone est principalement causée par le besoin qu’ont les entreprises de répondre aux attentes de leurs différentes parties prenantes (clients, investisseurs, employés…), de plus en plus concernées par la responsabilité sociale et sociétale des entreprises. Elles cherchent alors souvent une solution qui leur permettra de prouver, à moindre coût et à moindre risque, leur engagement sur les sujets environnementaux.

L’achat de crédit carbone permet aux entreprises de communiquer sur leur supposée neutralité carbone. Mais celle-ci repose alors principalement sur l’achat de crédits visant à compenser les émissions de gaz générées par leur activité, sans que celle-ci n’ait été changée en profondeur ni prévue de l’être.

Cette stratégie est délétère. Elle rend les entreprises dépendantes des crédits carbone dont le coût explose sur le marché du carbone compte tenu d’une explosion de la demande et des objectifs à la hausse des états en termes de réduction des émissions.Elle expose aussi les entreprises à un durcissement de la législation en la matière et à des accusations de greenwhashing. Ainsi depuis le 1er janvier 2023, un décret interdit en France aux entreprises de se déclarer “neutres en carbone” sans être en mesure de le justifier selon des critères stricts. L’achat massif de crédits carbone dans leur stratégie ne leur permet désormais plus de vanter la neutralité carbone de leur activité.

Un impact mitigé

Pour terminer, l’impact réel des grands projets de séquestration de carbone est aujourd’hui remis en cause. Cette stratégie est-elle durable ? Les critères considérés pour la mise en œuvre de ces projets et les méthodologies de certification de crédits carbone sont-ils suffisants ?

Un manque d’espace

Planter des arbres, préserver des forêts, tout cela contribue sans aucun doute à un cercle vertueux ou tout du moins à une volonté affichée de tenir compte des enjeux climatiques. Néanmoins, notre modèle économique a peu changé depuis la prise en compte de ces enjeux et conséquemment les émissions de carbone ne cessent de croître années après années.

Si les entreprises souhaitent donc tenir leurs objectifs, elles vont vite se retrouver face à un goulet d’étranglement, celui de l’espace disponible.

Bloomberg indiquait, le 15 janvier 2021, qu’il ne restait à cette date “que” 500 millions d’hectares disponibles pour planter de nouvelles forêts dédiées à la capture du carbone. Ces espaces sont par ailleurs en concurrence directe avec l’exploitation agricole et l’expansion des centres urbains.

À moins de trouver de nouveaux moyens, toujours plus innovants, de séquestrer le carbone, la stratégie de réduction des émissions de CO2 semble la plus sensée à long terme.

Des conséquences sociodémographiques

La majorité des projets sont menés aujourd’hui dans les pays en voie de développement. Menés par des porteurs de projets ou directement par les entreprises, ils ont parfois des conséquences néfastes sur les écosystèmes et les populations locales. Monocultures, accaparement des terres sont des problèmes qui ont régulièrement été soulevés.

Certains chercheurs et ONGs plaident ainsi pour la prise en compte de critères supplémentaires nécessaires à l’émission de crédits carbone. Une étude menée par le ministère de la Transition Energétique suggère la prise en compte de critères additionnels :

  • le respect des droits de l’homme
  • des co-bénéfices environnementaux, sociaux et économiques

L’heure du bilan

Depuis le protocole de Kyoto et la mise en place des crédits carbone, force est de constater que le résultat de ce programme est pour le moment un échec. Les émissions de carbone au niveau mondial ne diminuent ni ne stagnent, bien au contraire.

Le crédit carbone est pourtant un projet ambitieux qui souffre cependant d’un manque d’encadrement. Certains accusent un cadre législatif encore trop peu contraignant ou des critères de certification trop souples.

Pour d’autres, la mise sur le marché des crédits carbone permet aux grandes entreprises de s'exonérer de leur impact sur l’environnement en se contentant de compenser leurs émissions de gaz à effet de serre via l’achat de crédit, sans changer leur modèle ni se soucier de l’impact concret des actions menées pour la compensation carbone.

Enfin, la multiplication des campagnes de communication sur la neutralité carbone de certains produits et services joue sur la psychologie du consommateur et biaise ses modes de consommation.

Repenser le Crédit Carbone

Chez Traace, nous sommes convaincus de l’utilité du crédit carbone. Il peut redevenir un modèle efficace et vertueux accompagnant les entreprises dans leur transition écologique et dans le changement de leurs modes de production.

Cependant, pour cela, il doit être pensé comme un outil au service de votre stratégie de réduction des émissions de carbone et non comme un palliatif.

Une solution complémentaire

Le crédit carbone ne doit pas être vu comme un simple outil comptable permettant aux entreprises d’atteindre leurs objectifs carbone ou de neutralité. Comme nous l’avons vu au début de cet article, les entreprises disposent de différents leviers pour améliorer leur bilan carbone.
Ces leviers doivent être activés sur l’ensemble des scopes de l’entreprise dans la mesure de ses capacités en priorisant tout d’abord la suppression des émissions, puis sa réduction sur les activités où la suppression n’est pas envisageable à court ou moyen terme.

La compensation carbone au moyen de la certification ou via l’achat de crédits carbone doit seulement être activée pour ce que l’on appelle “les émissions résiduelles”, à savoir celles qui ne peuvent être ni supprimées, ni réduites.

C’est par ailleurs un outil qui doit être considéré comme éphémère. Pour qu’une stratégie de réduction d'émissions soit efficace, elle doit être mesurable et objectivable sur les scopes 1, 2 et 3 de l’entreprise. C’est-à-dire qu’une fois le bilan des émissions existantes réalisées, les objectifs de réduction de l’empreinte carbone sur chacun des scopes doivent être fixés sur une période déterminée.

La compensation carbone représentera au fur et à mesure du déroulé de ce plan, une part de plus en plus réduite de la stratégie de neutralité ou de réduction des émissions carbone. C’est à cette seule condition qu’une stratégie viable à long terme pourra être menée. Elle sécurise l’entreprise vis-à-vis des évolutions du marché carbone, mais surtout, elle implique des changements structurels dans les modes de production de l’entreprise, ses relations avec ses fournisseurs et prestataires et les modes de consommation de ses produits ou services.

Une nouvelle approche du Net Zéro

Le Net Zero Standard lancé en 2021 par le SBTi va dans le sens de cette approche et vise à fournir aux entreprises une méthodologie scientifique permettant de réduire concrètement les émissions de GES.

Cette méthodologie s’inscrit dans une double temporalité avec des objectifs à court terme, sur 5 à 10 ans et des objectifs à long terme, cohérents avec les scénarios visant à maintenir le réchauffement climatique en dessous des 1.5°, compatibles avec les objectifs fixés par les Accords de Paris de 2015.

La méthode consiste à se fixer des objectifs ambitieux sur des périodes de 5 à 10 ans alignés avec les objectifs à long terme. Ils seront réévalués à chaque fin de période pour pouvoir, en cas d’échec, être remis d’équerre avec les objectifs long terme. En suivant cette méthode, les entreprises et institutions s’engagent à réduire effectivement leur émissions de GES en s’appuyant sur des données concrètes et une approche scientifique. Les émissions résiduelles, qui, pour atteindre cet objectif, ne pourront donc être ni réduites, ni évitées, seront les seules susceptibles de faire l’objet de projets de compensation carbone.

SBT Net-Zero Standards

C’est également le projet porté en France par la Net Zéro Initiative, lancée par Carbone 4, soutenue par l’ADEME et dont Traace est signataire, visant à atteindre la neutralité carbone planétaire en 2050.

Ces 2 initiatives apportent donc deux éléments clés :

  • La neutralité carbone est un concept global, à l’échelle de la planète. Parler de neutralité carbone à l’échelle d’une entreprise n’a aucun sens.
  • La priorité doit être apportée aux projets de réduction des émissions, la compensation carbone n’étant envisageable que pour les émissions résiduelles.

La contribution carbone en lieu et place de la compensation

Chez Traace nous invitons les entreprises à oublier le terme de compensation carbone pour le remplacer par celui de contribution carbone.

Un simple changement sémantique en apparence qui a pourtant toute son importance. Il ne s’agit plus de mettre en place des stratégies visant à vanter un bilan carbone réduit ou neutre sur le papier, mais bien de sortir de la logique comptable pour s’assurer que son action porte des résultats concrets.

La contribution carbone met de côté la notion de vases communicants des émissions. Les émissions ne peuvent être compensées. La contribution carbone implique que la notion de réduction des émissions soit pensée au niveau global et non plus seulement à celui de l’entreprise.

Ainsi la stratégie de l’entreprise doit contribuer activement à la réduction des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Nous partons du principe que seul un effort collectif permettra d’atteindre ces objectifs.

Ce sera certes moins vendeur sur le papier. La neutralité carbone n’est de toute façon pour le moment qu’une chimère. Mais cette contribution collective permettra des investissements concrets, des changements structurels et une réduction à long terme des émissions carbone au niveau mondial.

Sources :

  • “Exit le greenwahsing, l’Union Européenne va encadrer l’utilisation du terme neutralité carbone”, Novethic, 24/05/2023
  • “Showcase project by the world’s biggest carbon trader actually resulted in more carbon emissions”, Follow The Money, 27/01/2023
  • “Superprofits : les multinationales s’habillent en vert”, Cash Investigation (France 2), 26/01/2023
  • “Marchés du carbone”, Ministère de la transition écologique et de la cohésion des territoires - Ministère de la Transition énergétique, 10/02/2023
  • “Revealed: more than 90% of rainforest carbon offsets by biggest certifier are worthless, analysis shows”, The Guardian, 18/01/2023
  • “Greenwashing : l'abus du label « neutralité carbone » puni par la loi”, Mathilde Golla, Les Echos Entrepreneurs, 04/01/2023
  • “Carbon offsets”, John Oliver, Last Week Tonight (HBO), 22/08/2022
  • “Quotas carbone et crédits carbone : quelles différences ?”, Carbon Loop, 03/08/2022
  • “Climat : le fonctionnement du marché carbone de l'UE en 8 questions”, Clément Perruche, Les Echos, 09/06/2022
  • “La Contribution Carbone”, Aimery Cayol, Terra Terre, 20/05/2022
  • “Etude comparée des standards de compensation existants”, I-Care et Ministère de la Transition énergétique, 22/03/2022
  • “Loi climat et résilience, l’écologie dans nos vies”, Ministère de la transition écologique et de la cohésion des territoires - Ministère de la Transition énergétique, 20/01/2021
  • “Too Many Companies Are Banking on Carbon Capture to Reach Net Zero”, Kate Mackenzie, Bloomberg, 15/01/2021
  • “Compensation carbone volontaire : 5 règles de bonnes pratiques préconisées par l’ADEME”, ADEME, 05/11/2019
  • “Ne dites plus "compensation" : De la compensation à la contribution”, César Dugast, Carbone 4, 04/07/2019
  • “Forest tenure, governance & carbon rights”, UN REDD Programme, 04/07/2018
  • Net Zéro Initiative
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